Haavara : le pacte troublant entre sionistes et nazis qui a sauvé des milliers de vies

Imaginez si l’on vous disait que, dans les années 1930, des sionistes ont signé un accord avec l’Allemagne nazie. Ce n’est pas une théorie farfelue ni une invention, mais un fait historique méconnu et dérangeant : l’accord Haavara. En 1933, Hitler vient d’arriver au pouvoir en Allemagne et met rapidement en place sa politique raciste et antisémite. Les Juifs sont alors humiliés, exclus et persécutés, leurs magasins boycottés, et certains sont renvoyés de la fonction publique.

Un contexte de crise et une opportunité inattendue

À l’étranger, la nouvelle de ces persécutions choque. Aux États-Unis et en Europe de l’Est, des communautés juives appellent au boycott des produits allemands. Ce boycott inquiète l’Allemagne, dont l’économie est déjà en difficulté, craignant qu’un embargo international ne soit dévastateur.

Pendant ce temps, à des milliers de kilomètres de là, en Palestine, le mouvement sioniste traverse également une crise, manquant d’argent et de soutien, au bord de l’asphyxie financière. C’est à ce moment précis que ces deux mondes, que tout semble opposer, vont se croiser.

Les persécutions en Allemagne poussent des milliers de Juifs à fuir, et beaucoup choisissent la Palestine comme destination. Pour le mouvement sioniste, cette arrivée massive représente une opportunité majeure, d’autant plus que ces Juifs possèdent des capitaux. Un diplomate français de l’époque écrira d’ailleurs, de manière étonnante, que « l’hitlérisme sauve de la faillite le sionisme, réduit à une situation très difficile ». Mais comment des ennemis absolus – des nazis et des sionistes – ont-ils pu signer un tel accord ?

L’approche inattendue et le mécanisme financier

En juin 1933, alors que le boycott contre l’Allemagne nazie prend de l’ampleur mondiale, une partie du mouvement sioniste va faire exactement l’inverse. Ils rédigent un texte destiné aux autorités nazies, tentant une approche audacieuse : ils soulignent les points communs entre le sionisme et le nazisme. Ils écrivent que le sionisme croit que la renaissance d’une vie nationale pour le peuple juif doit, comme pour le peuple allemand, passer par ses racines religieuses et nationales. En d’autres termes, ils suggèrent aux nazis : « Vous voulez une Allemagne ‘pure’ avec de ‘vrais’ Allemands ? Nous vous comprenons, nous voulons aussi une terre pour les Juifs. Alors, si vous voulez faire partir les Juifs d’Allemagne, nous pourrions nous aider mutuellement. »

Un homme d’affaires juif allemand, Sam Cohen, est alors envoyé en mission pour négocier avec les nazis. L’idée était de permettre aux Juifs de quitter l’Allemagne avec une somme de 1 000 livres sterling en poche, le montant requis à l’époque pour obtenir un « visa capitaliste » – le seul visa permettant d’immigrer librement en Palestine, sans condition ni quota.

Cependant, l’Allemagne n’avait aucun intérêt à laisser partir les Juifs avec leur fortune. Sam Cohen propose alors un mécanisme financier ingénieux :

• Les Juifs désireux de quitter l’Allemagne déposent leur argent dans une banque allemande.

• Cet argent est utilisé pour acheter des marchandises allemandes qui sont ensuite exportées en Palestine.

• Là-bas, une entreprise juive revend la marchandise, et le produit de la transaction est déposé dans un compte en Palestine.

• Une fois arrivés en Palestine, les émigrants peuvent alors récupérer sur ce compte une partie de ce qu’ils avaient déposé en Allemagne.

Un accord « gagnant-gagnant »

Cet accord, baptisé Haavara, s’avère avantageux pour plusieurs parties :

Pour les nazis : Il leur permet de contourner le boycott international et de se débarrasser de manière « pratique » des Juifs.

Pour les Juifs : Ils peuvent fuir l’Allemagne tout en conservant une partie significative de leurs avoirs.

Pour les sionistes : L’accord facilite l’immigration juive et leur permet d’accueillir des Juifs aisés, renforçant ainsi leur projet en Palestine.

L’accord Haavara dura jusqu’en 1939 et permit de sauver des dizaines de milliers de vies, entre 50 000 et 60 000 personnes selon les estimations.

Controverses et un assassinat mystérieux

Cependant, cette collaboration était loin de faire l’unanimité.

• Les nationalistes arabes s’y opposent fermement, y voyant un moyen d’augmenter l’immigration juive en Palestine.

• Pour de nombreux nazis, collaborer avec des Juifs allait à l’encontre de leur idéologie.

• Du côté juif, on peut comprendre que beaucoup refusaient tout accord avec les nazis.

En 1935, l’accord Haavara fut soumis à un vote au congrès sioniste, et ses partisans l’emportèrent. Pourtant, les oppositions eurent des conséquences tragiques. Le sioniste Haïm Arlosoroff, l’un des principaux négociateurs de l’accord Haavara avec Sam Cohen, fut assassiné le 16 juin 1933, alors qu’il se promenait sur une plage de Tel Aviv.

L’enquête, bien qu’ouverte, piétina. Plusieurs pistes furent envisagées : un assassinat politique organisé par des Arabes nationalistes, un meurtre sur ordre des nazis, ou une attaque venue de l’intérieur même du mouvement sioniste. Arlosoroff était en effet visé par un courant sioniste rival, les révisionnistes, un mouvement plus radical qui considérait l’accord avec les nazis comme une trahison. Son nom aurait même figuré sur une liste noire de personnalités à abattre, retrouvée plus tard chez un groupe extrémiste révisionniste. Malgré ces indices, les preuves sont restées floues, et personne ne fut jamais condamné pour sa mort. L’affaire reste un mystère à ce jour.

L’histoire, une arme politique

Depuis lors, l’accord Haavara est devenu une arme politique, souvent instrumentalisée.

• Côté palestinien, certains, comme Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, l’ont présenté comme la preuve d’une collaboration complète des sionistes avec les nazis. Abbas a même écrit une thèse dans les années 1980 affirmant que les sionistes auraient participé à l’Holocauste pour convaincre le monde de créer Israël. Or, cette interprétation relève de la manipulation. L’accord Haavara a existé, c’est un fait historique, mais il ne s’agissait ni d’une alliance idéologique, ni encore moins d’une participation au génocide. L’accord a pris fin en 1939, bien avant le début de la Solution Finale et du génocide juif, à une époque où personne n’imaginait l’ampleur des horreurs à venir. Le but de l’accord était avant tout pragmatique : les sionistes voulaient augmenter l’immigration juive en Palestine, et cet accord a permis de sauver le plus grand nombre de Juifs des persécutions en Allemagne.

• Cette instrumentalisation de l’histoire se retrouve aussi côté israélien. En 2015, par exemple, Benjamin Netanyahou, alors Premier ministre israélien, a affirmé que c’est le Grand Mufti de Jérusalem et nationaliste palestinien – Mohammed Amin al-Husseini – qui aurait soufflé à Hitler l’idée d’exterminer les Juifs. Bien qu’une photo célèbre montre al-Husseini en discussion avec Hitler, et qu’il est vrai qu’al-Husseini soutenait l’idéologie nazie, affirmer que la Solution Finale était son idée est un raccourci audacieux. Netanyahou s’appuyait sur des déclarations de l’officier nazi Adolf Eichmann, qui, lors de son procès, tenta de faire croire qu’al-Husseini avait influencé la mise en place de la Solution Finale. Cependant, cette version est largement discréditée par les historiens, qui y voient une tentative d’Eichmann de rejeter une part de responsabilité.

Comprendre une histoire complexe

L’histoire est complexe et mérite d’être étudiée avec nuance, loin des raccourcis. L’accord Haavara est un épisode dérangeant, ambigu, mais réel. Il a permis à des milliers de Juifs de fuir l’Allemagne nazie, mais il a également permis aux nazis de contourner le boycott international, ce qui aurait pu avoir un impact plus négatif sur eux si le boycott avait été pleinement respecté.

Cet accord peut donc être vu comme un compromis stratégique, ou comme une trahison morale, voire les deux à la fois. Étrangement, les traces de cet accord sont encore visibles aujourd’hui à Tel Aviv, jusque dans les briques de certains bâtiments. C’est un rappel puissant que l’Histoire, avec un grand H, n’est jamais aussi simple qu’on voudrait le croire. Elle résulte de décisions complexes, parfois moralement ambiguës. C’est à l’historien de recoller les morceaux pour éviter que l’histoire ne soit récupérée, modifiée et trahie à des fins géopolitiques.

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