L’association JURISTES (Juristes pour le respect du droit international) a récemment franchi une étape significative en déposant un recours en carence devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette action vise directement la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne, les accusant d’une « inaction grave et prolongée » face aux violations massives et systématiques du droit international dans les territoires palestiniens occupés, ainsi qu’aux décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) et de la Cour pénale internationale (CPI). Ce recours fait suite à deux mises en demeure envoyées en mai, marquant le début formel de cette procédure.
Comprendre le recours en carence
L’objectif principal de ce recours est de faire constater par la CJUE que la Commission et le Conseil ont manqué à leurs obligations légales en n’adoptant aucune mesure concrète face à la situation. Selon l’article 265 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, un recours en carence ne peut être déposé qu’après une mise en demeure préalable adressée aux institutions concernées. Les mises en demeure, datées du 12 mai 2025 (probablement une coquille pour 2024 compte tenu du contexte), ont détaillé l’ensemble des rapports onusiens et des ONG spécialisées, soulignant la gravité des violations, notamment à Gaza, et invitant les institutions à agir en fonction de leurs compétences.
Il est crucial de comprendre la répartition des rôles : la Commission européenne agit comme un pouvoir exécutif et détient une compétence exclusive de proposition en matière de sanctions. C’est elle qui doit initier les propositions au Conseil de l’Union européenne. Le Conseil, composé des ministres des États membres, est ensuite impliqué dans le processus de vote pour l’adoption de règlements, notamment ceux relatifs aux régimes de sanction. Cette distinction est essentielle pour comprendre pourquoi les deux institutions sont ciblées par le recours.
L’impact des ordonnances de la Cour internationale de justice
L’action de JURISTES s’appuie fortement sur les ordonnances contraignantes de la Cour internationale de justice (CIJ) de janvier, mars et mai 2024, ainsi que sur l’affaire Nicaragua contre l’Allemagne. Ces décisions ont une portée juridique majeure pour tous les États, connue sous l’effet « erga omnes ». Cela signifie que, même si l’Afrique du Sud a initié l’action contre Israël dans le cadre de la Convention pour la prévention du génocide de 1948, les décisions de la CIJ engagent l’ensemble de la communauté internationale.
L’ordonnance du 26 janvier 2024 est particulièrement significative car elle a reconnu un risque avéré de génocide, ce qui, en vertu de la convention de 1948, oblige tous les États à agir pour prévenir un génocide, sans possibilité de neutralité juridique. L’idée fondatrice de cette convention, née après Nuremberg, est « plus jamais ça ». L’obligation qui en découle est une « obligation de moyens », invitant les États à utiliser tous les leviers politiques, diplomatiques et économiques pour contraindre l’État visé à changer immédiatement de comportement. Des précédents existent, comme l’arrêt historique de la CIJ en 2007 concernant le génocide de Srebrenica, qui a établi des obligations claires pour les États.
Quatre grands principes du droit international public, réitérés par les ordonnances de la CIJ de 2024, sont au cœur de l’argumentaire de JURISTES :
1. L’interdiction du génocide (jus cogens) : une norme impérative du droit international.
2. L’obligation de prévention du génocide : exigeant un comportement positif et non neutre de la part des États.
3. L’obligation de faire respecter le droit international humanitaire : notamment les Conventions de Genève.
4. L’obligation de non-assistance à une situation illicite : interdisant de contribuer, par action ou omission, à un crime international.
Ces principes ont été traduits dans les mises en demeure de JURISTES et constituent le fondement du recours en carence.
Le double standard et les actions possibles de l’UE
La question se pose : qu’auraient pu faire concrètement la Commission européenne et le Conseil ? L’exemple des sanctions imposées à la Russie suite à l’agression de l’Ukraine est souvent cité. L’UE a adopté des paquets de sanctions, des milliers de personnes ciblées, gels d’avoirs, mesures bancaires (SWIFT), et un isolement international. Face à la situation en Palestine, pourtant qualifiée d’extrêmement grave, la colonne des mesures prises par l’UE contre Israël reste désespérément vide, révélant un « double standard » manifeste et un problème de cohérence.
Des leviers d’action concrets existent. La Commission européenne aurait pu, par exemple, suspendre immédiatement le financement du programme Horizon. Ce programme de 90 milliards d’euros, dont 1 milliard est alloué à Israël jusqu’en 2027, est particulièrement problématique. Des enquêtes ont révélé que des fonds européens, issus des contribuables, financent la recherche militaire et des entreprises israéliennes impliquées dans des actions contestables, y compris la fabrication de drones utilisés dans des massacres. La suspension de ce financement aurait un impact économique direct.
Sur le plan politique, la Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères aurait pu se prononcer explicitement et fermement sur le génocide et les violations du droit international humanitaire. De plus, le Conseil de l’Union européenne aurait pu suspendre l’accord d’association entre l’UE et Israël. Cet accord est conditionné au respect des droits fondamentaux et des droits humains. Le fait que la CIJ ait constaté un risque de génocide, et que la CPI ait engagé des mises en accusation, fournit des bases suffisantes pour une telle suspension, prévue dans les textes régissant l’accord. Un régime de sanctions ciblées contre de hauts dirigeants israéliens, similaire à ce qui a été fait pour la Russie, aurait également pu être adopté.
Prochaines étapes du recours et espoirs
Le recours en carence, déposé le 17 juillet (un hasard du calendrier, le Jour mondial de la justice internationale), est désormais enclenché. JURISTES, en tant que « personnes non privilégiées » (par opposition aux États ou institutions), a dû démontrer un intérêt à agir légitime et bien fondé.
Ce qui est attendu de la CJUE, c’est d’abord la constatation d’une carence, d’une omission ou d’une faute grave de la part de la Commission et du Conseil. La Cour devrait ensuite inviter ces institutions, dans les plus brefs délais, à prendre toutes les mesures nécessaires – politiques, économiques, juridiques – sans toutefois leur dicter des actions précises.
La procédure, malheureusement, est connue pour sa lenteur. En moyenne, un tel recours peut prendre entre 12 et 18 mois. JURISTES a demandé une procédure accélérée, espérant réduire ce délai à 9 ou 12 mois compte tenu de l’extrême gravité de la situation à Gaza. Comme toute procédure judiciaire, il y aura un débat contradictoire, les institutions défenderesses auront le droit de s’exprimer, et une audience publique aura lieu avant que la Cour ne rende sa décision.
Ce recours est une tentative de la société civile de faire respecter le droit international, perçu comme « notre boussole » et « notre pacte social » pour éviter « l’ensauvagement » des relations entre États. Face à ce qui est perçu comme un « deux poids deux mesures », les dirigeants européens sont appelés à prendre conscience de l’aspect délicat et sensible de la situation, sous peine que cette inaction ne se retourne contre l’image et la cohérence de l’Union européenne. L’établissement de responsabilités, y compris individuelles, pour des crimes imprescriptibles, est également une perspective à ne pas négliger.
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